Gisèle, une femme défendant la dignité des femmes

En demandant la levée du huis clos lors du procès des hommes qui l’ont violée, et en se battant pour rester debout, Gisèle Pélicot est arrivée à saper d’importantes croyances erronées sur le viol, souvent appelées “mythes”, véhiculées par une société qui contrôle et violente le corps des femmes. Elle a également permis de mettre à jour certaines faiblesses dans l’analyse féministe dominante concernant le viol. Par son combat, Gisèle a ainsi pris une place majeure dans la lutte pour réhabiliter la dignité des femmes.

Le “mythe du monstre violeur” battu en brèche

Les particularités du procès des viols de Mazan permettaient à elles seules de remettre en cause la croyance que les violeurs sont des personnes hors du commun et psychopathologiques : 51 hommes étaient inculpés, dans l’immense majorité pour un ou plusieurs viols sur Gisèle Pélicot, filmés, et aucun n’avait de profil pathologique. Toutes les générations, toutes les catégories sociales étaient concernées. En outre, les viols se déroulaient dans un lieu censé être rassurant, sa chambre à coucher (à l’inverse d’une ruelle sombre) et n’étaient pas commis par des inconnus mais par son mari, en qui elle avait alors confiance (plus de 90 % des viols ont lieu dans la sphère privée, amicale ou familiale), et des individus inconnus pour elle… mais invités par lui.

Mais, fondamentalement, c’est la décision prise par Gisèle Pélicot de lever le huis clos de ce procès qui a permis de saper l’idée selon laquelle “seuls les monstres peuvent violer” car cela a permis de diffuser dans toute la société une réalité : la banalité du viol. Certes cette banalité était martelée depuis des années par les mouvements féministes et le travail militant, mais la médiatisation de ces viols permit une prise de conscience beaucoup plus large sur cette question, et aussi sur d’autres questions. La levée du huis clos eut ainsi de multiples conséquences, qui se déclinèrent de mille et une façons dans tous les foyers (comme par des processus d’identification), et Gisèle en reçut un soutien sociétal immense.

D’autres croyances volent en éclat

Parmi les autres croyances sur le viol qui volèrent en éclat, on trouve : “la victime est souvent responsable de son agression”. Mais lors de tous les viols qu’elle a subis, Gisèle était sédatée (par son mari). Et face à certains avocats de la défense qui ont tout de même cherché à lui en faire porter la responsabilité, Gisèle s’est insurgée, recevant à nouveau un très grand soutien : “Depuis que je suis arrivée dans cette salle d’audience, je me sens humiliée”, “J’ai l’impression que la coupable c’est moi, et que derrière moi les cinquante sont [des] victimes”, “Est-ce que c’est une question de temps, le viol ?”, “Il n’y a pas « viol et viol ». Un viol est un viol” [1]. Elle mettait également ainsi au grand jour la violence, coutumière et inacceptable, faite aux victimes de viol lorsqu’elles décident de saisir la justice.

Une autre croyance erronée concernant le fait d’avoir été “élevé dans une culture étrangère”, vue comme un facteur prédisposant au viol, fut également mise à mal.

Enfin l’idée que “la femme est la propriété de l’homme” dans un couple (qui amène à celle du “devoir conjugal”) a également été soulevée lors du procès. À la question des juges : “Avez-vous pu recueillir le consentement ?”, deux types de réponses ont été formulées par les 50 violeurs que Gisèle Pélicot ne connaissait pas. L’un des groupes d’accusés a notamment répondu “c’est sa maison, c’est son lit, c’est sa femme”, amenant la justice à rappeler que le “consentement par procuration” n’existait pas [2]

Lumière sur la soumission chimique dans le cadre privé

Les risques de soumission chimique sont bien connus dans les milieux festifs. Pourtant, c’est dans le cadre privé, familial ou amical, que cette soumission est la plus utilisée (à plus de 60 % [3]). Le procès des viols de Mazan a ainsi permis de mettre en exergue cette utilisation dans un cadre privé, jusqu’alors mal connue, notamment au sein de la famille.

Ce procès a permis de mettre des mots sur les doutes de nombreuses femmes comme en a témoigné le centre d’écoute du 3919. Aux côtés de Gisèle Pélicot, il est important de souligner le combat remarquable également de sa fille, Caroline Darian (qui, a minima, a été sédatée et prise en photo dénudée par son père), avec notamment la publication d’un livre [4] , des interventions médiatiques et l’association “M’endors pas” qu’elle a fondée pour aider à la lutte contre la soumission chimique. Un combat qui joua un rôle important dans la décision que prit sa mère de lever le huis clos.

“M. Tout le Monde”, une nouvelle croyance ?

Les violeurs de Gisèle Pélicot sont des gens de l’ordinaire, du quotidien, des hommes que l’on peut rencontrer partout, au profil social d’insertion banal. Mais au lieu de présenter simplement ces faits qui soulignaient à eux seuls la banalité du viol et démontaient le “mythe du monstre violeur”, les médias de masse mirent en avant l’idée que “le violeur, c’est M. Tout le Monde”, ce qui amena beaucoup de débats.

Cette expression conduit à penser que tous les hommes sont des violeurs potentiels de par leur biologie (il suffirait alors de les éduquer) ou de par une “culture commune” de la société (il suffirait alors d’éduquer et de changer “nos valeurs”, de changer les idées). Cette expression et/ou ces idées sont reprises, de façons variées, par certaines femmes et courants féministes qui luttent contre le viol et les violences qui l’entourent et contre la “domination masculine”.

La “feuille de route contre la domination masculine” signée par 200 hommes en est un exemple. Expliquant que “nous [les hommes] sommes le problème”, cette feuille de route propose neuf mesures d’éducation comportementale et une un peu différente, qui demande que les hommes acceptent de perdre leurs “privilèges”, “pour en finir avec cette organisation genrée qui induit une division hiérarchique de l’humanité en deux moitiés inégales”. Le terme “genrée” amène à penser qu’il s’agit de désigner une organisation fondée sur la culture ; on reste en outre interrogatif sur ce que sous-entend le terme “privilège” quand on compare la vie d’un homme qui a comme métier d’être éboueur et la vie d’une femme qui a comme “métier” d’être… femme de président d’une République [5].

Côté biologie, rappelons qu’au procès, à la question systématique “Avez-vous pu recueillir le consentement ?”, le second groupe d’accusés a expliqué : “À ce moment, j’ai débranché mon cerveau”. Le mythe des organes sexuels mâles prenant le contrôle du cerveau… Or 107 élus socialistes ont expliqué dans une tribune, dans laquelle approches culturelle et biologique se mélangeaient, que “il est inconcevable que des hommes puissent encore n’avoir pour seule représentation de la femme que celle d’une possession, d’un objet sexuel, que l’on peut anéantir pour en disposer et en jouir”. Pour eux, l’objectif final du viol est donc biologique (l’atteinte d’un orgasme) [6]

Mais a contrario d’“anéantir une femme pour jouir de celle-ci”, violer c’est plutôt “jouir dans une femme pour l’anéantir”, la punir, affirmer une puissance ; ou une jouissance liée à un acte d’humiliation. [7]

De plus, ce ne sont pas “les hommes” qui sont le problème de la violence systémique qui s’exerce contre les femmes, mais c’est un système économique fondé sur l’exploitation d’êtres humains en tant que force de production (certains groupes sociaux d’hommes et femmes) et force de reproduction (les femmes). Exploitation qui engendre notamment concurrence, oppression et insubordination. Et alors que les forces de police et les armées ont pour rôle, via la violence physique qu’elles peuvent déployer, notamment de maîtriser la force de production, le viol est la forme de violence pour maîtriser la force de reproduction [8] Et ces formes de violences, avec tout le panel de violences faites aux femmes, s’imbriquent entre elles et avec des lois, déployant un système d’oppression et de contrôle à toutes les échelles de la société.

Le débat qui s’ouvrit sur le “mythe de M. Tout le Monde” permit de souligner le malaise par rapport à certaines explications avancées à propos du viol par les courants féministes dominants. Mais ce débat autour de “Tous les hommes ?”, qui posait la question des causes du viol, se referma avec la mise en avant de “Toutes les femmes sont des potentielles victimes”. Alors que le procès avait mis la focale sur les violeurs, il sembla se refermer sur les victimes. En outre, parler de “M. Tout le Monde” permit aussi de s’asseoir sur deux points communs à tous les inculpés mais pas à tous les hommes : leurs échanges sur le site coco.fr et leur consommation de pornographie. Et sur ces deux points, il n’y eut que très peu de débats. Pourtant, bien que le viol existât avant Internet et le développement de la pornographie, débattre sur ces points aurait pu permettre de s’interroger sur les industries capitalistes qui exploitent le corps des femmes comme des marchandises. Et donc s’interroger sur d’éventuels liens entre l’exploitation du corps des femmes et le viol.

Violer une femme, c’est la traiter comme une poubelle

Il est aussi des images et des mots qui, à l’occasion du procès, permettaient de comprendre le rôle sociétal du viol. Ainsi au printemps 2024, le procès arrivant sous peu, Gisèle accepta de visionner les vidéos d’elle en train d’être violée et qui l’amenèrent dès les premières images à observer : “je suis une poubelle”. À la suite de quoi, elle décida de lever le huis clos, car personne n’est une poubelle [9].

De fait, à elles seules, ces images montraient ce qu’est un viol : c’est traiter une femme comme une poubelle. Ce terme de “poubelle” qu’a utilisé Gisèle Pélicot renvoie à celui d’objet, ce qui est déjà humiliant, mais également de détritus (soit une double dégradation). Ces images mettaient ainsi en exergue ce que cherchaient ces hommes à travers leurs actes sexuels : l’humilier, en tant que femme. Cette humiliation est soulignée par l’absence manifeste d’empathie face à ce corps inerte, car empathie et humiliation sont incompatibles. (4)

Le rôle politique du viol vis-à-vis de la femme c’est son humiliation, une humiliation associée à une expropriation corporelle de la femme en tant que force reproductrice. Une humiliation destructrice. Les conséquences physiques du viol, avec la possibilité de tomber enceinte, s’ajoutent en outre aux dégâts psychologiques. Cette humiliation a une portée analogue pour les femmes ménopausées et les fillettes. Le fait que Dominique Pélicot n’exigeait pas voire interdisait le port du préservatif lors des viol (4) peut être lu en ce sens : humilier pour affirmer une puissance sur un individu symbole de force reproductrice. Les photos de sa fille et de ses deux belles-filles, la sédation de sa fille (avec le doute persistant sur un ou des éventuels viols) peuvent être lues avec la même signification d’affirmation d’une puissance.

Imbrication d’oppressions

Les entretiens que Rita Laura Segato a menés dans les années 90 avec des hommes emprisonnés reconnus coupables de viol, lui ont permis de montrer que lors d’un viol, un homme délivre deux messages : une leçon de morale à la femme violée et la manifestation de sa puissance aux autres hommes [10]

C’est ainsi que peuvent être lus les enregistrements des scènes de viol par Dominique Pélicot, leur acceptation (en amont) par les autres agresseurs et le partage d’images sur le site coco.fr (ou avant d’entrer dans la chambre) : témoigner aux autres hommes de leur puissance.

Gisèle Pélicot était sédatée, et n’a pris connaissance de cette “leçon de morale” qu’en 2020 lorsque son mari a été arrêté. Mais ces viols donnaient au mari la place de moralisateur, de puissance dans le cadre familial, le rehaussait dans l’estime qu’il avait de lui bien qu’il n’y ait pas de témoin intrafamilial, et l’enregistrement méticuleux de ses actes pouvait le conforter dans cette place (idée que l’on peut retrouver dans ses mots à propos de ses actes : “c’est pour soumettre une femme insoumise”) [11]. Ce besoin d’affirmer une puissance peut être notamment lu au regard de sa vie professionnelle qu’il semble avoir vécue comme une série d’échecs (technicien de métier, il semble avoir sans cesse voulu une place plus élevée dans le système de production capitaliste et avoir sans cesse échoué) (4). Quant aux autres hommes, même s’il ne s’agit pas de leur propre compagne, le message d’humiliation vis-à-vis de la femme qu’ils ont violée est gouverné par une logique analogue.

Une meilleure compréhension des viols du procès de Mazan passe par l’interrogation sur ces dynamiques d’oppressions qui traversent la société, comme pour la majorité des crimes, et par la compréhension que le viol n’a pas une origine biologique, ni culturelle, mais structurelle. L’éradication du viol ne peut ainsi passer par une simple éducation (qui est toutefois importante) mais par des modifications structurelles.

L’humiliation et la honte

L’acte d’humiliation est une façon particulière pour un individu de manifester sa domination sur un autre. C’est un acte commis sur le corps d’autrui ou à son propos et qui réussit à l’abaisser dans sa dignité. Un acte d’humiliation, comme le viol, peut générer de la honte, un sentiment d’ordre moral, pour la personne qui l’a subi. Cela peut être le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal lors du viol (comme le fait de ne pas avoir réagi) ou en amont. Pour un même acte, ce sentiment peut varier selon les individus car la morale fait appel à des notions de bien et de mal qui sont subjectives, et donc variables d’un individu ou d’un groupe social à l’autre. Mais quand elle est présente, cette honte masque très souvent l’acte d’humiliation subi.

Deux éléments principaux du procès qui s’est tenu à Avignon permettent de déplacer le curseur du regard sur le viol : d’un regard moral sur les femmes, la honte, vers un regard politique, l’humiliation. Ces deux éléments sont l’impossibilité de faire porter une quelconque honte sur un corps sédaté et les innombrables images de viol, qui amènent à considérer que le viol ne correspond pas aux “mythes” et qu’il s’agit là de traiter une femme comme “une poubelle”, selon l’expression même de Gisèle Pélicot.

Gisèle a expliqué au début du procès pourquoi elle avait levé le huis clos : “pour que la honte change de camp”. De fait, ce procès donne les clefs pour a minima déplacer les regards et pour que plus jamais aucune femme n’ait à porter de honte ou de culpabilité. 

La dignité contre l’humiliation

En levant le huis clos, en se battant pour que cette levée soit maintenue, en participant aux plus de trois mois de procès, Gisèle Pélicot a permis à une immense part de la société de prendre connaissance de cette partie de son histoire dramatique, ce qui a sapé de nombreuses croyances tenaces et généré de nombreuses prises de conscience. Gisèle a permis à la société d’accéder à des faits qui donnent des clefs pour mieux comprendre le viol et de pouvoir l’appréhender comme un acte d’humiliation des femmes, un acte politique précis dans une société hiérarchisée où s’entremêlent l’oppression des femmes et l’oppression de certaines classes sociales. Son combat permet aux corps humiliés des femmes de plus facilement être réhabilités et retrouver leur dignité. Et on ne peut qu’espérer que ce combat qu’elle a mené puisse aussi, elle, l’aider à vivre dans toute la dignité de son corps et à se reconstruire.

Si les structures sociales restent inchangées, de nouvelles croyances erronées sur le viol peuvent se développer ou les anciennes, avec le temps, réapparaître quand d’autres malheureusement persistent encore. Ainsi le combat contre le viol et le système de violences qui l’entoure est encore immense, mais dans les avancées historiques de cette lutte, Gisèle a pris une part incontestable. Un immense merci !

Laure Jinquot, 12/01/2025 (Lyon, 69)

Article paru dans le numéro 6 (février 2025) de la revue L’Émancipation syndicale et pédagogique

Notes

[1Procès des viols de Mazan : “J’étais dans un état de coma”, Le Monde, 18/09/2024

[2Au procès des viols de Mazan, l’Heure du Monde, 19/12/2024, Podcast

[3S. Djezzar et al., Assessment of 19 years of a prospective national survey on drug-facilitated crimes in France, 2023, Legal Medecine ; le suivi de ces agressions a commencé récemment en France, en 2000

[4Et j’ai cessé de t’appeler Papa – Quand la soumission chimique frappe une famille, 2022, Éditions J.C. Lattès ; notamment, dans l’ordre des notes pages 111 et 169 (l’absence d’empathie est visible dans les vidéos, dans les photos, dans les expertises psychologiques, dans les propos souvent dégradants) ; 50 ; 119-124.

[5Procès des viols de Mazan : plus de 200 hommes signent une feuille de route contre la domination masculine, Libération, 21/09/2024

[6Procès de Mazan : “Nous, parlementaires socialistes, demandons à mettre fin au mythe du devoir conjugal”, Le Monde, 04/10/2024.

[7L’article ne mentionne que les viols et violences sexuelles faites aux femmes en lien avec la thématique du procès ; toute la diversité des viols, tels que définis juridiquement, n’est pas abordée.

[9Procès des viols de Mazan : les vidéos, ces implacables sérums de vérité, par H. Devynck, Libération, 29/10/2024.

[10Voir par exemple l’interview, Rita Segato : Hay que demostrar a los hombres que expresar la potencia a través de la violencia es una señal de debilidad, par L. S. Delgado, El Salto, 26/10/2019.

[11Procès des viols de Mazan : “Soumettre une femme insoumise, c’était mon fantasme” avoue Dominique Pelicot, par Lassalle et Bossard, France Bleue, 19/11/2024