Anatolie : vestiges de sociétés sans patriarcat

Çatalhöyük est un village néolithique localisé sur le plateau de l’Anatolie, en Turquie. Ses vestiges, découverts en 1958, ont subi plusieurs phases de fouilles. Celles-ci, associées au développement des techniques scientifiques et notamment celles de la bioarchéologie, ont apporté de sérieux arguments à l’existence de sociétés néolithiques où femmes et hommes avaient un statut égal.

Un village fondé sur l’agriculture et l’élevage

Sur la colline est de Çatalhöyük, sont superposés 21 mètres de vestiges représentant 1200 ans d’histoire, de 7100 à 6000 avant notre ère. Pendant ces 1200 ans, l’habitat reste le même : les maisons en adobe forment des blocs, elles sont accolées les unes aux autres et on y entre par le toit, grâce à une échelle. Les habitants circulaient ainsi à travers le village en marchant sur les toits, plats. Aucune rue n’est présente, sauf dans la dernière période d’occupation, avec les premières rues qui apparaissent.

Dans chaque maison on trouve une pièce principale, avec un coin cuisine où le feu est entretenu, et des pièces annexes. On y prépare des plats à base de céréales et de légumineuses cultivées dans les champs entourant le village, de plantes sauvages, de viande provenant des troupeaux élevés et pâturant dans les alentours (chèvres et moutons notamment), mais aussi de viande d’animaux sauvages [1].

Famille biologique… et sociale

Sous le sol des maisons, des défunts sont enterrés : cette spécificité permet aux archéologues de comprendre les relations entre habitants d’une même maison et entre maisons [2]. Chaque maison définit un habitat, et ses habitants, une unité appelée famille. Pour connaître la structure de cette famille, sociale ou génétique, les chercheurs peuvent procéder à des analyses génétiques. Eren Yüncü et ses collègues [3] ont ainsi étudié l’ADN extrait d’une centaine de squelettes répartis dans une trentaine de maisons. Ils ont montré que les individus étaient plus proches génétiquement au sein d’une maison qu’entre deux maisons. Le cœur des maisonnées est donc constitué d’une famille biologique.

Toutefois, les chercheurs ont observé que la structure de la famille change au cours du temps. Ainsi, sur les 1200 ans d’histoire, la famille de la première période, la plus ancienne, est constituée d’individus présentant une forte proximité génétique (du premier au troisième degré) [4] mais par la suite cette proximité diminue : après la première période, une fréquence importante d’individus jeunes enterrés dans les maisons et n’ayant pas de lien de parenté avec les autres individus est observée. En étudiant les régimes alimentaires, les chercheurs ont mis en évidence un processus d’adoption ou d’accueil permanent [5]. Ainsi à Çatalhöyük, la famille est passée en plusieurs siècles de famille biologique à famille biologique et sociale. Cette évolution étant conjointe à l’apparition d’indices d’inégalités, dans des sociétés considérées sur les trois périodes comme globalement égalitaires, une hypothèse avancée pour expliquer ce processus d’adoption serait de rééquilibrer les inégalités entre foyers et de consolider les liens entre maisonnées.

Si la structure de la famille évolue au cours des 1200 ans d’histoire de Çatalhöyük, le statut de la femme apparaît, dans la famille et dans la société, égal à celui de l’homme sur tout ce millénaire. Comment les chercheurs arrivent-ils à le démontrer ?

Des sociétés non patrilocales

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Peinture intérieure d’un mur d’une maison de Çatalhöyük [Tchatalheuyuk]

Le patriarcat est une forme d’organisation de la société caractérisée par un système de plusieurs classes sociales dont la classe supérieure est la plus riche et possède des terres ou autres moyens de production. La conservation de la richesse de chaque famille au cours des générations se fait via la lignée paternelle (on parle de patrilinéarité du patrimoine, associée à la patrilinéarité du nom). Ceci nécessite que le père soit certain de sa descendance et entraîne ainsi un contrôle du corps des femmes, et avec, leur oppression et exploitation. Par conséquent les sociétés patriarcales sont historiquement à résidences patrilocales : lors des mariages, la femme quitte sa famille et emménage sur le lieu de résidence de la famille de son mari (sur ses terres à lui). Cela vaut pour les classes possédantes, mais peut se répercuter sur l’ensemble de la société. [6]

La patrilocalité et la matrilocalité (l’homme quitte dans ce dernier cas sa famille pour vivre dans le lieu de résidence de la famille de sa femme) sont des systèmes de changement de lieu de résidence de l’un des deux sexes d’un couple permettant le brassage génétique et donc évitant la consanguinité. Qui dit patrilocalité ne dit pas obligatoirement patriarcat. Mais qui dit matrilocalité dit absence de patriarcat.

Et c’est ce que viennent de démontrer les chercheurs de l’équipe de Eren Yüncü. Ils ont étudié l’ADN du chromosome Y (hérité génétiquement du père) et l’ADN du chromosome des mitochondries (organites contenus dans les cellules et hérités de la mère lors de la fécondation) d’une centaine de squelettes, dont le sexe a été déterminé génétiquement. Les résultats obtenus montrent qu’il n’y avait pas de patrilocalité à Çatalhöyük, sur les plus de mille ans de son histoire. Infirmant également l’hypothèse de consanguinité, les chercheurs ont montré que la société était à 50 % matrilocale et à 50 % mixte : par exemple, dans le village, si l’on suit chaque maison sur plusieurs générations, dans 50 % des maisons, les femmes restent dans leur maison et les descendants hommes quittent la résidence familiale pour aller dans celle de leur compagne (résidence matrilocale) et dans 50 % des maisons, les descendants hommes ou les femmes quittent leur maison familiale, en alternance, pour aller dans la résidence de la personne de l’autre sexe (résidence mixte). Çatalhöyük est donc un site où ont évolué des sociétés non patrilocales, et donc non patriarcales, et cela pour les trois périodes des 1200 ans d’histoire du site [7].

Des femmes non opprimées ?

Mais les modes de résidence matrilocal et mixte sont-ils une preuve de l’absence de l’oppression des femmes ? La réponse est non, tout comme la patrilocalité n’est pas une preuve de l’oppression des femmes. D’autres observations amènent les chercheurs à conclure qu’à Çatalhöyük, hommes et femmes avaient des statuts égaux : ceux-ci avaient le même régime alimentaire et le même état de santé.

Le régime alimentaire est notamment donné par l’analyse des atomes isotopiques stables du carbone et de l’azote récupérés dans le collagène (une protéine) contenue dans les os. Ces analyses montrent que pour les deux sexes, le régime est globalement le même, et notamment que le taux de viande mangé était relativement important et du même ordre de grandeur. (1)

L’état de santé peut être donné par la présence de caries sur les dents : hommes et femmes ont le même nombre de caries (contrairement aux différences observées dans d’autres populations, et liées à un régime alimentaire différent). En outre, la proportion d’ostéoarthrite, une maladie qui dépend de plusieurs facteurs, dont la nutrition et les stress mécaniques, est la même pour les deux sexes (1).

Enfin l’analyse de squelettes indique une très faible violence interpersonnelle, et vraisemblablement aucun féminicide (voir article dans la revue de décembre).

Faible division sexuée du travail

À Çatalhöyük, la division du travail semble peu sexuée. L’absence ou présence de différence sexuée dans les tâches quotidiennes n’est pas obligatoirement synonyme d’absence ou de présence d’oppression. Ainsi un statut égal entre hommes et femmes peut avoir lieu dans le cadre d’une division du travail sexuée ou non [8]. Tout dépend concrètement de la nature des tâches sexuées et du degré de division sexuée du travail. Toutefois, une division faiblement sexuée du travail est souvent présentée comme un indice cohérent avec un statut égal entre les sexes.

Certains travaux physiques peuvent entraîner des déformations squelettiques, et c’était déjà le cas dans la préhistoire. Ainsi dans le site néolithique de Abu Hureyra (Syrie), des lésions notamment au niveau des articulations des chevilles et des genoux chez les femmes mais pas chez les hommes ont mis en évidence que celles-ci passaient plus de temps à la mouture du grain, en position agenouillée. Or sur le site de Çatalhöyük, de telles lésions ne sont pas observées. En outre, l’analyse de la géométrie des fémurs qui reflète la mobilité des individus (c’est-à-dire une forte activité de marche ou de course) ne montre pas de différence significative entre hommes et femmes. De même l’analyse de chaque type d’articulation affectée par l’osteoarthrite ne montre pas de pattern différent entre homme et femme (1). De plus, des traces de suies, déposées en même quantité sur les os des hommes et femmes, montrent qu’ils passaient le même temps dans les maisons. Les tâches qui étaient effectuées semblent donc globalement assez similaires, au regard d’autres sociétés. Mais s’il n’y a pas d’indices physiques de tâches journalières différentes selon le sexe, cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de différence.

Çatalhöyük est un site réputé pour ses peintures présentes sur les murs intérieurs des habitations. Les scènes représentant la chasse sont dominées par la représentation d’hommes (figures anthropomorphiques en majorité avec une barbe, aux côtés d’autres figures anthropomorphiques non sexuées) et l’identification de femmes sur les peintures est rare. Ainsi la place de l’homme semble plus importante dans la chasse et a minima, cette place est importante dans la figuration à une époque : de fait, ces peintures ne sont présentes que sur 200 ans environ, après 6400 avant notre ère, et avant comme après, des silhouettes non sexuées sont représentées. Des statuettes de femmes associées à l’agriculture apparaissent également à cette période. Ces représentations artistiques différenciées selon le sexe sont corrélées à l’observation de modifications dans la structure de la société ; et malgré cela, toujours aucune de ces différences n’est enregistrée dans les squelettes.

Des femmes considérées

Hommes et femmes avaient donc, à Çatalhöyük, le même état de santé, le même régime alimentaire et des tâches quotidiennes peu différenciées, ce qui amène à penser que leur statut était probablement le même. Considérant l’ensemble des informations, la différence liée à la sexuation des corps humains n’apparaît pas comme étant le principe primaire structurant les sociétés de Çatalhöyük, écartant ainsi tout système d’oppression d’un sexe sur un autre.

Mais l’on pourrait objecter la possibilité de sociétés où les individus seraient matériellement égalitaires tout en ayant une part d’entre eux opprimés : la fameuse “absence de preuve” de l’oppression qui ne veut pas dire absence d’oppression… Il peut y avoir plusieurs degrés d’oppression, une oppression hypothétique qui ne marque pas les corps serait en toute cohérence une oppression relativement faible.

Qu’à cela ne tienne, les travaux de recherche de Eren Yüncü et de ses collègues ont fait une étonnante découverte : alors que dans les tombes, les individus sont souvent enterrés avec des objets, ils ont observé que les filles de moins de vingt ans sont enterrées avec cinq fois plus d’objets que les garçons (chez les adultes la différence est moindre et non significative, et dans tous les cas, la nature des objets n’est pas spécifique de chaque sexe, et semble personnalisée). Une marque de considération difficile à dénier. Et difficile à juxtaposer avec le terme d’oppression.

Matriarcat ?

Faut-il considérer les sociétés de Çatalhöyük comme matriarcales ? Tout dépend de la définition que l’on donne au terme matriarcat ! Ce terme est souvent utilisé comme antonyme de patriarcat, donc une société matriarcale désignerait alors une société dans laquelle les femmes oppriment les hommes et détiennent tout le pouvoir politique et économique. Or une telle société ne correspond pas aux observations faites à Çatalhöyük et n’a, en outre, jamais été observée.

Toutefois, certains donnent un autre sens à matriarcat, car ce mot est fondé étymologiquement sur le terme “mater” (la mère) et sur “arche” qui en grec a plusieurs significations. En effet, le verbe ἄρχω veut dire “être le premier” et le nom commun ἀρχή veut dire : “le commencement” ou “le pouvoir” (le commandement). Ainsi pour certains, le terme matriarcat fait référence à une société “qui commencerait” avec la mère (société matrilinéaire et matrilocale) et qui serait sans hiérarchie, notamment entre hommes et femmes.

Dans le cas de Çatalhöyük, le plus simple est de parler de société non patriarcale. Ou de société non patrilocale, sans classes sociales et sans oppression des femmes. Ou de société matrilocale et mixte, égalitaire d’un point de vue économique et dans laquelle hommes et femmes ont un statut égal (ce qui n’empêche pas une division faiblement sexuée du travail).

Statut social et mode de production

Depuis l’Antiquité grecque au moins, en Europe, hommes et femmes vivent dans des systèmes patriarcaux, qui ont présenté des variations et nuances au cours des siècles et ont imprégné de façon variable les milieux sociaux. Ce que nous montre l’histoire de Çatalhöyük c’est que certains modes de production et d’organisation de la société peuvent, dans certaines conditions, permettre une égalité de statut entre hommes et femmes. Dit autrement, c’est aujourd’hui le mode de production capitaliste qui génère l’oppression des femmes.

Çatalhöyük nous montre aussi, s’il fallait le rappeler, que ce ne sont pas des propriétés soi-disant innées qui amèneraient la femme à être soumise, et que dans une société avec une division du travail peu sexuée (dans le cas de Çatalhöyük, une telle division concerna a minima l’allaitement et en partie la chasse), hommes et femmes peuvent avoir des statuts égaux. Ainsi, si la revendication de pouvoir exercer tous les métiers quel que soit son sexe est légitime, il ne doit pas occu lter le combat pour renverser le système économique capitaliste, condition nécessaire à la fin définitive de l’oppression de toutes les femmes.

Laure Jinquot, le 12/08/2024

Article paru dans a revue L’Émancipation syndicale et pédagogique, septembre 2024

Voir en ligne : Anatolie : vestiges de sociétés sans patriarcat

Notes

[1Bioarcheology of Neolithic Çatalhöyük : Lives and Lifestyles of an Early Farming Society in Transition. , Larsen et al., 2015, Journal of World PrehistoryPour le régime alimentaire, voir plus particulièrement Pearson et al., 2015 (Stable carbon nitrogen isotope analysis at Neolithic Çatalhöyük dans Journal of Archeological Science)

[2Sous l’hypothèse que ce sont bien les habitants qui sont enterrés dans chaque maison. Plus particulièrement Çatalhöyük possède des maisons de tailles peu variables, dans lesquelles on estime que 5-6 personnes vivaient, au vu de leur taille. Mais dans certaines de ces maisons, on ne trouve pas de défunts, dans d’autres on trouve quelques défunts, et dans un dernier type de maisons on trouve plus de 25 défunts. Dans cet article seules les maisons du deuxième type sont considérées. L’hypothèse actuelle est que Çatalhöyük fonctionnait par quartiers et que si les habitants vivaient, dormaient dans leurs propres maisons, qui présentaient une certaine autonomie, certaines maisons avaient des spécialisations, comme l’enterrement de défunts, en plus d’être le lieu de vie d’un foyer. Le nombre d’habitants dans le village a récemment été réévalué à 800 au maximum (Kuijt et Marciniak, JAA 74, juin 2024).

[3Female lineages and changing kinship patterns in Neolithic Çatalhöyük, Yüncü et al., soumis en juin 2024 (preprint : papier non encore publié)

[4Le troisième degré correspond à des relations de parentés de types cousins.

[5Les chercheurs se sont intéressés à cinq maisons dans lesquelles ils ont trouvé au moins deux nouveau-nés décédés, apparentés ou non, et, en analysant leurs os (isotopes stables de carbone et d’azote), ils ont montré que les signaux isotopiques des nouveau-nés étaient proches s’ils étaient enterrés dans la même maison, éloignés sinon. Or si deux mères sans lien de parenté ont un régime alimentaire très proche (donné par les signaux isotopiques de leur nouveau-né), et que leur nouveau-né a été enterré dans la même maison, c’est que l’une de ces deux mères, au moins était accueillie de façon permanente, “adoptée”, par cette maison.

[6Ainsi les systèmes économiques fondés sur l’esclavage, le servage ou le salariat avec la propriété privée des moyens de production (le capitalisme) sont des systèmes patriarcaux. Toutefois des variations peuvent exister : par exemple aujourd’hui en France, la transmission du patrimoine ne dépend pas de la lignée paternelle, la plupart des résidences d’un couple sont néolocales (lieu différent de celui des parents), et en 2002 une loi a été votée permettant de transmettre le nom de la mère aux enfants (loi mise en place à partir de 2005). Il n’y a ainsi plus obligation de patrilinéarité du nom de famille.

[7Deux publications précédentes sur Çatalhöyük (Larsen 2015, cf. note 1, et Chylenski et al., dans Genes 2019) concluaient à une tendance plutôt patrilocale, mais les preuves étaient très faibles (peu d’échantillons, signal peu clair), à l’inverse de l’article de Yüncü et al., dont les preuves sont beaucoup plus solides (grand nombre d’échantillons et signal clair, en lien avec la méthode utilisée).

[8Voir par exemple en Chine les Mosuo, une société matrilinéaire et matrilocale, caractérisée par un statut égal entre hommes et femmes (pas d’oppression) mais avec une division sexuée du travail.